La dame de Pondichéry

      Un jour, je m’étais mis en tête de visiter tous les hôpitaux psychiatriques de la région. D’autres visitent bien des usines désaffectées ou des camps de concentration.
Bon, pour être tout à fait exact je n’avais pas décidé seul du thème de cette tournée culturelle. Surtout qu’au lieu de voyager en autobus climatisé à deux étages avec bar et WC (imaginez le type aux toilettes se tenant le ventre à deux mains à l’instant ou le bus dérape et fait des tonneaux…) et télévision, je voyageais dans une ambulance conduite par un jeune homme avec un anneau reliant ses deux narines. Le syndrome du bœuf sans doute. Entre parenthèses le bœuf n’était pas très vigilant. À un feu rouge je me suis discrètement éclipsé.
Je suis entré dans un bar. Propre le bar. Clientèle cravatée. Smartphones et tablettes ultra-chics et hypermodernes. Agendas électroniques bien en évidence sur des petites tables basses ornées de jeunes pimbêches gloussantes, jambes croisées pour montrer juste ce qu’il faut d’intelligence. Pas vraiment le genre bistro où on se descend un petit godet vite fait au comptoir. Le percolateur fonctionnait dix mille fois plus que la pompe à bière.
J’ai donc commandé une bière bouteille. Lorsqu’il n’y a pas assez de débit la bière pression devient vite dégueulasse. Le loufiat stylé m’a regardé d’un œil torve. Il a dit qu’on ne servait pas au zinc. Fallait aller m’asseoir.
J’ai soif mon pote. Je suis dingue et j’ai des hémorroïdes. Peux pas me poser le cul sur tes banquettes aussi moelleuses soient-elles.
Il a fait une drôle de grimace. Il allait dire quelque chose de désagréable. Il s’est ravisé. Tous les autres clients le regardaient… Il m’a donné une bouteille de bière à 5,50 €.
C’est à la trois mille sept cent quarante neuvième que les flics sont venus me chercher. Cellule de dégrisement. On s’est terminé au pastis. On a discuté. On a refait le monde. Y en a un des flics qu’a dit que le monde serait drôlement plus mieux sans les Arabes et les Juifs. Un autre a affirmé que dans les caves des cités les tournantes sont uniquement la faute de petites salopes qui provoquent les mecs.
— Et puis on s’en fout. C’est entre eux. Tant qu’ils baisent pas nos filles et nos campagnes…
— Mais non connard : nos compagnes !
— Tournez manèges ! a hurlé un jeune stagiaire avant de s’écrouler.
Moi, j’ai simplement fait remarquer qu’Hérode Antipas était devenu tétrarque de Galilée en l’an quatre de notre ère et qu’à ce titre il détenait un record de longévité tout à fait remarquable ayant occupé cette fonction durant trente-cinq ans.
Ils se sont tus. M’ont regardé. L’un d’eux a doctement déclaré : t’es vraiment givré toi !
Un chef s’est pointé : foutez-le dehors !
        
         J’ai erré dans les rues. Je me suis allongé sur un banc. Il était sept heures du matin. Puis d’une façon tout à fait classique le banc m’a gentiment déposé devant l’hôpital psychiatrique de la ville.
Je suis entré dans le bâtiment.
Un endroit aussi déprimant qu’une blague racontée par un sénateur presbyte de centre-droit payé à coups de milliers d’Euros.
J’ai longé un long couloir.
J’ai ouvert une porte au hasard.
C’était le local du personnel. Meuble en Formica avec cafetière électrique. Table en Formica avec deux bananes dessus et le journal de la veille. Chaises en Formica. Et au milieu de tout ce Formica une belle femme, assise. Elle n’a pas paru étonnée de voir débarquer un type vêtu d’un imperméable chiffonné et portant des chaussettes dépareillées. Affublé de lunettes de soleil sans verres.
Je me suis assis en face d’elle.
— Vous êtes indienne, j’ai dit.
— Oui, de Pondichéry, a-t-elle répondu d’une toute petite voix. Une voix fluette en somme.
— J’ai habité Bombay. Mais je peux aussi vous raconter l’histoire extraordinaire de Pondichéry… Ancien comptoir français…
À ce moment-là un type a fait irruption. Un petit bonhomme. Genre prétentieux. Crapaud voulant quintupler de volume afin d’enfiler un costard aussi large et voyant que l’orgueil d’un présentateur de télévision. Psychiatre expert auprès des tribunaux. Chef de service et recopieur d’articles scientifiques, abonné au cocktail de la Préfecture et autres endroits où se font et défont les petites réputations provinciales.
Il a éructé : qu’est-ce que vous faites ici ? Vous n’avez rien à faire dans cette pièce. Vous importunez mon personnel. Le personnel de MON service !
L’infirmière a tenté d’intervenir. Timidement.
Je n’ai rien dit. J’ai adressé un clin d’œil à la dame de Pondichéry et un petit signe d’apaisement au psychiatre comme on le fait parfois pour calmer un roquet.

         J’ai revu la dame de Pondichéry. Trois jours après. Par hasard. Dans la rue.
— Je suis navrée pour vous… Toute cette histoire !
— Ça ne fait rien. Cet homme est peut-être plus malheureux que moi.
— Je ne crois pas a-t-elle dit. Que devenez-vous ?
— Rien. J’ai cessé de visiter les hôpitaux psychiatriques. Maintenant je marche le long des rivières.
— Où dormez-vous ?
— Les nuits sont encore chaudes…
— Il vous faut trouver un établissement pour vous soigner. Une clinique. Un endroit sympathique, agréable avec des gens compétents.
— Ça existe ?
— Naturellement. Allez dans une grande ville. Tenez, voudriez-vous que je vous aide ? J’ai une amie infirmière dans une clinique privée.
— Pourvu que ce soit loin d’ici… Je ne sais pas… De l’autre côté du Cercle polaire par exemple.


         J’ai beaucoup aimé son sourire à ce moment-là. Un peu le même que ma tante s’octroya quand elle m’annonça que nous devions quitter notre vaste appartement pour vivre dans une caravane sans roue.


© Diogène d’Arc 2006-2016

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