Alors, nous sommes allés voir Marcel...









Va, mange ton pain avec joie et bois gaiement ton vin, car dès longtemps Dieu prend plaisir à ce que tu fais (L’Ecclésiaste, 9.7)

                                Alors, nous sommes allés voir Marcel...





 

   — Allô ? Si on allait voir Marcel ?
— Marcel ? Euh, je...
— Tu l’as pas oublié quand même !
— Non, c’est pas ça ! Plutôt...
— Ben si, il l’a oublié ! Remisé dans les tiroirs des souvenirs effacés...
    Bon, j’ai convenu. Je n’ai pas vraiment oublié Marcel. Mais j’ai plutôt tiré un trait sur le passé, plus ou moins consciemment. Disons que Marcel et les autres étaient un tout petit peu sortis de mon esprit.
— Hé, ho ! T’es toujours là ?
— Ben oui, où veux-tu que je sois ?
— Justement, t’es où ?
— Ben si tu m’appelles, tu sais où je suis !
— T’as pas changé, toi. Parfois un peu plus con que la moyenne ! Je te signale que je te cause sur ton cellulaire. C’est un appareil mobile vois-tu ? Que tu peux trimbaler partout...
— En effet, constatai-je piteusement.
— J’ai aussi téléphoné à Fabrice. Il est toujours à Kourou.
— C’est bien.
— Alors voilà, on a pensé qu’on pourrait aller voir Marcel, laissa tomber Philippe à l’autre bout du fil sans fil.

    Nous sommes donc allés voir Marcel. Tous les trois. Philippe, Fabrice et moi.
À l’EHPAD de Cayenne.
Vous savez ce qu’est l’EHPAD ? Ben, c’est où qu’est notre Marcel... Établissement pour personnes âgées dépendantes.
    Tout de suite ça remonte le moral !
    Notez, c’est un établissement très bien avec des gens très bien. Mais c’est...
    C’est un endroit où on ne voudrait jamais aller. Même mort. Et pour sûr que Marcel, du temps de son vivant... Enfin, je veux dire du temps où il pensait, il aurait jamais voulu y aller. Mais il y fut. Et y est encore.

    Marcel et moi, nous sommes connus en Amazonie. Et puis du temps d’Oiapoque quand la borgade du vice était la vraie capitale d’un improbable Far West.
    À l’époque, avant-dernière décennie du vingtième siècle, beaucoup de mecs venaient à Oiapoque depuis Cayenne. En avion. Ils ne venaient pas vraiment pour faire du tourisme. Des bons pères de famille venaient plutôt s’encanailler gentiment, claquer quelques biffetons de cent balles, la bite en étendard, le portefeuille en bandoulière et trois tonnes de mouchoirs par-dessus leur conscience légèrement intranquillisée. Leur dur labeur dans les bureaux climatisés de la Préfecture, des mairies, des banques, des antennes de police... ne devait-il pas aussi être compensé par la douceur câline de quelques jeunes personnes qui, n’est-ce pas, de toute façon iraient se vautrer dans des bras bien moins désintéressés et bienfaisants... et puis, Môsieur, on ne va pas visiter la plus proche ville du Brésil uniquement pour la satisfaction de quelques bas instincts (somme toute très naturels) ; on visite. On achète des babioles... En or, essentiellement. On fait marcher le commerce de ces pauv'gens finalement...
    Pas en avion, et dans l’autre sens, des embarcations fluvio-maritimes charriaient ses clandestins qu’elles déposaient comme des paquets de linge sale sur de discrètes plages guyanaises. Un bon maçon brésilien n’a pas de prix ! Pas de prix du tout, d’ailleurs. Et c’est pareil, encore de nos jours paraît-il, pour un bon mécano ou une petite soubrette...
Marcel est venu à Oiapoque depuis une plage de Guyane, en loucedé. En pirogue. En clandestin. Le seul à le faire dans l’autre sens ! Une curiosité !
    La curiosité est allée dans le premier bistro rencontré encore ouvert au fin fond de la nuit. Elle a prononcé mon nom. Cinq minutes plus tard, la curiosité était dans la cuisine d’Edna, l’arrière-salle du bar à putes qu’elle tenait à l’époque. O Castelo. Un vrai palais !
Edna est allée chercher les bières, la gnôle et les crevettes salées et Marcel m’a interpellé ainsi :
— On peut se faire confiance ?
— T’as l’intention d’organiser un tournoi de bridge ?
    À l’époque, nous étions jeunes et subtils.
— Tu vas planquer quelque chose pour moi.
— Pendant combien de temps ?
— Un bon mois, disons un peu plus de vingt-neuf jours.
Je vous l’ai dit : nous étions très subtils.
    Ce jour-là, la voix d’ambiance, c’était Skip James. Hard Time Killin' Floor Blues. Mais aujourd’hui, qui se souvient de Skip et de cette voix douce et légèrement aiguë de vieux chat, voilée comme un rideau de mousseline flottant au vent de nos révoltes soigneusement dissimulées ?
— Pas plus de trente et un jours ! ai-je riposté. J’aimais bien marquer mon territoire !
— Et tu me demandes pas ce que tu dois garder pour moi ?
— T’as dit qu’on devait se faire confiance.
— Bien vu !
Est apparue dans la main de Marcel une petite clef plate avec laquelle il a ouvert les deux cadenas qui verrouillaient sa valise. Une valise minable, en carton. Pas besoin de forcer de misérables cadenas pour l’ouvrir, suffisait de l’éventrer avec une lime à ongles. Et pourtant, dans cette valise d’un jaune vaguement pisseux, il y avait des billets de banque et deux ou trois enveloppes de papier kraft.

    Vingt ans après...
   Quand j’ai reçu le coup de fil de Philippe, j’étais à Fortaleza. J’ai répondu que oui, c’était une bonne idée d’aller voir Marcel. J’ai précisé que je serai à Oiapoque, chez Edna, la semaine suivante.
    Je dois reconnaître : ça m’a fait tout drôle quand j’ai réalisé. Un peu comme si des revenants...
    Je suis sorti du restaurant italien où nous déjeunons tous les samedis ma femme et moi. Elle n’a pas posé de questions et elle a rejoint notre appartement au dernier étage d’une tour pompeusement baptisée Residencia JFK. Je lui ai dit que j’allais marcher un peu sur le front de mer. Un vent chaud s’était levé. Quelques nuages s’accumulaient au nord-est.
    Je savais que Marcel avait dévissé. Il avait même perdu pas mal de boulons. Sans doute cela devait-il se terminer ainsi pour lui, au terme d’une vie dont les hauts n’avaient jamais vraiment réussi à compenser les bas.
    Il avait conservé son accent de titi parisien, malgré ses pérégrinations africaines. Sept ans en Tunisie, une dizaine d’années en Éthiopie plus quelques autres entre la Casamance, le Mali et le Gabon. Il avait fait plein de petits boulots. Conduit des camions et des locomotives, guidé des safaristes européens, tenu des bars et des clandés... Il avait aussi fait des photos. De très jolies photos. Chouettes. Essentiellement des rues encombrées, agitées, souillées. Vivantes. Et des femmes aussi. Des portraits de femmes Touaregues, de jeunes Maasaïs, de Berbères, de Malinkés du Sénégal...
J’ai pu admirer la plupart de ces clichés. Magnifiques. Respectueux. Images colorées... Marcel avait même connu son heure de gloire à la fin des années soixante-dix à travers des expositions à Tunis et à Marseille. C’est à cette occasion que s’étaient rencontrés Marcel et Fabrice. À Marseille, je crois.
    Bon, la vie artistique de Marcel fut particulièrement brève. Fabrice, venu de sa Guyane natale, avait un projet : monter un trafic de tracteurs et de camions dans toute l’Afrique du Nord jusqu’aux confins de la Mauritanie.
    Ils sont naturellement finis en taule tous les deux. À leur libération, ils ont traversé l’Atlantique sur un cargo au départ de Dakar. Je ne sais pas ce qu’ils ont exactement fabriqué au Brésil, mais toujours est-il qu’ils durent se replier en catastrophe sur la Guyane. Retour aux sources pour Fabrice qui ouvrit à Kourou deux boîtes de nuit et une librairie. Nouvelle terre d’exploration pour Marcel.

    Fabrice est né à Cayenne. École, collège, lycée. Il avait une maman très pieuse qui, en plus de jouer les grenouilles de bénitier à la cathédrale Saint-Sauveur, aimait bien emmerder son monde avec des maximes du genre:  « Aime ton prochain mon lapin, comme ta mère, sans oublier Tati Marta et Mami Joséphine », « fais le bien autour de toi, mais arrête de tendre l’autre joue, t’es bien comme ton père ! Celui-là, le jour de la distribution des couilles, il devait être planqué derrière la bouteille de gaz ! »
    Elle travaillait un peu, en faisant des ménages dans des boutiques du centre-ville. Elle se prénommait Marie-Rose. Elle affirmait haut et fort que, elle, elle ne descendait pas d’esclaves comme sa larve de mari dont la famille avait non seulement léché le cul et les bottes des Blancs, mais était restée à leur service bien après le 27 avril 1848. « Ce jour-là, on se demande bien ce qu’ils foutaient tous au lieu d’écouter la radio ! »
    Maurice Wilson avait un beau jour osé prétendre que Marie-Rose, sa chère et tendre épouse pour le meilleur et surtout le pire, devait confondre Victor Schœlcher et les vapeurs transatlantiques avec le général de Gaulle et la TSF ! La riposte de Marie-Rose se matérialisa par un sourire empli d’une ironie mordante aussi dévastatrice que le coup de poêle à frire asséné sur la tête de Maurice. Ce dernier, avant de perdre connaissance, soucieux de son amour-propre, murmura dans un louable effort : « Et ta famille, elle a dû venir en Guyane pour faire du tourisme... Aaarghh... »
    Même une psy radiodiffusée aurait soutenu que tout autre gamin eut été traumatisé à vie pour bien moins que ça, qu’il se serait carapaté vite fait pour écorcher des chats, flinguer une vieille au coin de la rue ou encore braquer l’Armée du Salut. Cela aurait été bien mal connaître Fabrice. Non, lui, il était resté au domicile familial jusqu’à ses dix-sept ans. À l’école, au collège, au lycée, il faisait acte de présence. Sans plus, semblait-il. Avec son mètre quatre-vingt dès l’âge de treize ans et son calme olympien, on lui foutait la paix. Il portait sur le monde un regard bienveillant empreint d’une philosophie apaisante tant et si bien que ses professeurs finirent par lui faire passer tous les étages de l’ascenseur scolaire sans aucune autre exigence que son pointage quotidien aux cours.
    À l’heure du baccalauréat, on eut tout à coup pitié de lui. Il allait être humilié comme jamais un Noir, adolescent pauvre, fruit des amours irrationnelles entre une bigote déjantée et un alcoolique introverti ne l’avait été, même en Guyane française.
Ils en furent pour leurs frais. Sur le cul !
    Non seulement Fabrice avait lu les classiques russes, américains, anglais et français, mais il pouvait parler jusqu’à perdre haleine de l’économie théière de la Chine à l’aube du XIXe siècle, comme de l’importance de se donner les moyens de renoncer aux énergies fossiles ! Il se montra capable de noircir des pages et des pages sur n’importe quel sujet sociétal ou politique...
    Dès la fin du cours préparatoire, Fabrice avait étudié tout ce qui lui tombait sous la main, à la bibliothèque scolaire ou municipale, à la bibliothèque paroissiale, à droite, à gauche... Il me raconta que quand d’autres gamins volaient des bonbons puis traînaient dans les rues en buvant et en fumant pour épater les filles, lui, il partait en maraude. Une maraude aux livres. Il chipait des livres, des journaux, des revues ici ou là, des bouquins délaissés sur un banc d’église, abandonnés sur une table de café... Il chapardait dans la salle des profs, dans les rayons des rares librairies...
    Il a donc obtenu son bacho, avec mention, le 24 juin 1976. Le 25, il dit à Marie-Rose : « T’as vraiment un don pour pourrir la vie des gens, toi, tu sais... » et à Maurice : « Ne t’arrêtes pas de boire papa, c’est trop tard, ça te ferait plus de mal que de bien ! »
    Le surlendemain, il monta dans le logement de fonction du Principal de son ancien collège. Il le menaça avec une sorte de batte de base-ball en lui demandant de lui remettre tout l’argent de la coopérative scolaire. Sûr que le type n’allait pas porter plainte vu qu’il avait lui-même consciencieusement détourné ce pognon !
    Le 1er juillet 1976, Fabrice Wilson débarquait à Orly, en pleine canicule.
Peu après, il fit la connaissance de Marcel, dans les milieux artistiquement interlopes du sud de la France.

    Donc, une dizaine d’années plus tard, Marcel déclara dans l’arrière-salle du bar d’Edna à Oiapoque (Brésil, Amapá) :
— Cette valise, tu me la gardes un mois.
— Y a combien là-dedans ? demandai-je.
— 27 860 francs français, 8 900 francs suisses et 57 720 dollars US et je sais plus quoi... Des monnaies que je connais pas.
— Et dans les enveloppes ?
— Passeports... Et surtout les papiers pour un placé sur le Maroni, après Maripasoula, sur le Tampoc. Des vrais titres pour une concession tout ce qu’il y a d’officielle !
— Je suis dubitatif, dis-je, dubitatif.
— C’est l’affaire du siècle mon vieux. Dubitatif ou pas !
— Mais t’as pas vraiment pris la direction du Maroni cette nuit...
— Je vais au Brésil. Business, mec ! Et je veux pas y aller avec cette valise, tu piges ?
— Plus ou moins... Et tes autres bagages ?
— Quels autres bagages ?
— Euh... Tu pars en voyage sans brosse à dents, t’as pas un caleçon de rechange, une chemise propre ?
— J’achète tout. Puis je prends le bus pour Macapá, ensuite le bateau et dans trois ou quatre jours je suis à mon rendez-vous d’affaires à Palmas. Facile, non ? Ce serait quand même beaucoup plus difficile avec cette valoche, tu crois pas ?
— Sans doute... Je comprends. Bon, moi, du coup mon job c’est d’avoir un œil sur le fric et les papiers... Rien de plus ?
— Ben non, rien de plus. Mais un œil vraiment acéré. En permanence, quoi. Ou alors tu trouves une bonne cachette.
— Sous un lit par exemple. C’est pas les lits qui manquent ici !
— C’est ça... tâche de trouver mieux, non ?
Edna n’avait pas moufté jusque-là, même si elle avait suivi de bout en bout notre conversation et assisté à l’ouverture de la valise. Elle prit la parole :
— Et sa part, à Albert ?
— Sa part ? Tu veux dire quoi ?
— Tu demandes à Albert de garder cette valoche. C’est une responsabilité. Un peu dangereux ici... On n’est pas dans ce qu’on pourrait appeler une station balnéaire floridienne.
— Floridienne ? s’étonna Marcel en écarquillant les mirettes.
— De Floride, précisai-je. On voit que tu piges pas les idiomes exotiques, toi !
— On dit bien californienne, tint à souligner Edna en haussant les épaules.
— Elle voulait expliciter qu’il y a un certain nombre de risques à garder cette valise avec ce qu’il y a dedans. Ça peut déclencher des embrouilles si des pékins malintentionnés venaient à la découvrir... Ou en cas de perquise de la Fed... Tu vois le tableau ? Donc, Edna, qui a toujours su veiller sur mes intérêts, se rencarde. Elle trouverait bien venu et juste que tu me dédommages d’un petit chouia...
— Naturellement, j’avais oublié d’en parler, mais ça ne m’a pas empêché d’y penser très sérieusement, susurra-t-il avec son plus bel air de faux-cul, un air de bourreur de mou déjà célèbre dans toute l’Amazonie.
— Cinq mille ! lança Edna.
— Hein ? Marcel s’était levé d’un bond, les bras au ciel.
— Dollars, ajouta Edna. Café ? Il va faire jour.
— Deux mille, mec me souffla Marcel, quasi implorant.
Il avait débarqué vers quatre heures du matin. Edna venait de foutre dehors les derniers clients, dont deux flics français et deux mecs de la Militaire.
— Bon, les gars, on reparle de tout ça plus tard, dit-elle. Je vais me coucher. Faites gaffe !
— À quoi ? demanda Marcel.
— Le jour se lève et les conneries commencent, répondit-elle négligemment.

    Ah ben ça, pour les conneries, on peut dire qu’Edna avait l’esprit sagace...

    À Fortaleza, quand j’ai dit à ma femme que je partais en voyage une dizaine de jours, elle m’a répondu : « Cayenne ? Guyane ? »
— Oui, tu te souviens de Marcel ?
— Naturellement. On ne peut pas oublier un petit escroc aussi maladroit que lui !
Elle ne croyait pas si bien dire !

    Marcel était pourtant intelligent, il était... Faut que j’arrête d’en parler au passé !
Marcel est un type intelligent. Mais il n’en rate pas une ! Toute sa vie, ou presque, a été parsemée de gourances, quiproquos, plantages de première, déroutes inattendues, mais pourtant prévisibles... D’abord, il fut le vilain petit canard de sa famille. Son père était un fonctionnaire des postes incompétent qui avait terminé sa carrière comme directeur d’une agence dans la région parisienne. Sa mère avait été institutrice dans le VIIe arrondissement de Paris. Marcel était le benjamin d’une fratrie composée d’une future chef de service à Bichât et de deux futurs associés dans un cabinet réputé d’avocats ayant leurs bureaux boulevard Saint-Germain. Des diplômes, il y en avait dans la famille Margueron ! Tous en avaient. Même les grands-parents. Tous, mais pas Marcel. Jamais il n’a décroché le moindre titre, même pas un flocon quand l’école partait en classe de neige. Même pas son permis de conduire, surtout après qu’il eut envoyé un inspecteur à l’hôpital pour avoir embouti deux cabines téléphoniques à la suite. L’une derrière l’autre. Et quand il voulut devancer l’appel, il fut réformé pour avoir parcouru les rues de Nancy en plein hiver, la veille de ses trois jours, nu en hurlant qu’il fallait attraper toutes les étoiles filantes. Marcel ne supportait ni les alcools forts ni la cocaïne !
    Toutefois, il est un domaine où Marcel Margueron excelle : celui de l’embrouille bien compliquée, de l’estampage au long cours. Parfois, il a su tirer les marrons du feu. Mais ceci sont d’autres histoires, pour en revenir à notre rencontre à Oiapoque, on peut dire que notre cher Marcel, aujourd’hui à l’EHPAD de Cayenne, était dans sa période « pas de pot, c’est critique ! »
    Quand Edna nous a annoncé qu’il était temps de fermer boutique, Marcel et moi, on s’est dit qu’on pourrait peut-être avoir mieux à faire que d’aller se fourrer au pieu à cinq heures du matin. Grave erreur.
    On a fourgué la valise bien en évidence au-dessus d’une armoire à linge.
— Tu crois que...
Réfléchis, qui peut imaginer qu’il y a du pognon dans une vieille valoche rangée au-dessus d’une armoire en attendant des jours meilleurs ou tout simplement de se retrouver à la poubelle ? affirmai-je.
— Si tu le dis !
    Puis on a pris le chemin de la cantine de Julia. C’est un restaurant plus ou moins privé. En fin de nuit, les filles viennent ici manger, papoter, comploter, chanter, râler avant d’aller se coucher pour de bon. On y croise aussi parfois quelques noctambules, des bandits ayant pignon sur rue, des indics de la police et même des vrais flics. La carte des plats et des boissons est limitée à sa plus simple expression : arroz-feijão, soupe, bière, cachaça. On n’a pas vraiment le choix des places non plus. Au centre de la salle trônent une grande table en bois brut et une vingtaine de chaises. Je peux vous dire qu’ici ont été traitées un tas d’affaires plus ou moins reluisantes entre malfrats, flics, putes et même entre politiciens. Je me souviens de l’ambiance du lieu en grande partie due au sentiment que s’asseoir à cette magnifique table faisait de vous un membre respecté de la secte la plus prisée du lieu, celle où s’établissaient les règles non écrites de l’étiquette oiapoquèse. Ici se décidait de qui pouvait embarquer sur une pirogue maritime puissamment motorisée pour rejoindre Cayenne ou même Paramaribo. Se négociaient les taux de change dans la rue en accord avec le directeur de l’agence de Banco do Brasil. Se jugeaient les dérapages de certains commerçants refusant de collaborer avec la petite mafia des transporteurs depuis Macapá. S’organisaient les fêtes populaires généralement liées à l’Église catholique et bien sûr la répartition des pots-de-vin divers et variés issus des trafics d’or et de drogue sans compter ceux de carburant, d’armes ou de tout ce qui pouvait se vendre et s’acheter dans le but d’en organiser la pénurie. Comme on le voit rien de bien exceptionnel...
    Marcel et moi fûment accueillis par Julia. C’était une belle femme. Grande morène aux yeux verts et cheveux auburn, elle avait toujours aux lèvres un sourire nonchalant et dans son cœur de la place pour tous les perdants de la planète. De l’accord de tous, comme on dit au Brésil : c’était une bonne personne, vraiment. Mais elle savait aussi se faire respecter et jamais de mémoire de garimpeiros on n’eut à déplorer l’ombre du début d’une seule bagarre dans son rade. Même pas un mot plus haut que l’autre ! Quand il arrivait (très rarement) que le ton montât, Julia posait délicatement un double naseau à canons sciés, l’air de rien.
    J’ai dit que cela arrivait très rarement. Sauf avec Marcel. Et c’est arrivé ce matin-là...
    Le jour se lève et les conneries commencent, n’est-ce pas ?
    Julia nous avait installés entre un flic de la Militaire et Miguel. Ce dernier était un gros négociant en or. Il était propriétaire de plusieurs comptoirs à Oiapoque, mais aussi à Macapá et Belém. On disait même qu’il était associé en sous-main avec plusieurs bijoutiers de Cayenne. En face de nous, il y avait une fille prénommée Ana et deux types maigrichons passablement éméchés. Derrière le comptoir, il y avait bien entendu Manuel et la grosse Monica. Roberta demanda à cette dernière de nous donner à manger et à Manuel de nous préparer de la caïpirinha. Nous n’eûmes ni le temps de boire ni celui de manger. Je ne sais pas exactement ce qu’a dit Marcel au flic, mais celui-ci s’est levé d’un bond et lui a retourné une mandale retentissante. J’ai voulu me lever à mon tour, mais Miguel m’a ordonné de ne pas bouger.
— Albert, t’en mêles pas, ça vaut pas le coup.
    Tout alla très vite. Roberta tira un coup de feu au plafond, les clients se couchèrent au sol, Marcel a sorti un couteau, le flic des menottes.
J’ai mis trois jours à faire libérer Marcel.
— Et la valise ? S’informa-t-il avant même de me remercier, devant le poste de police, au bord du fleuve.
— La valise ? Oh merde la valise !
Elle m’était totalement sortie de l’esprit. On a pris un taxi puis nous avons constaté de visu que... la valoche pleine de biffetons n’était plus au-dessus de l’armoire !
Attends, avant de m’étrangler, faut nous rencarder... glissai-je.
C’était en fin de matinée. Edna était au marché avec une ou deux filles. Marcel et moi avons entrepris une fouille rapide, mais trop de portes étaient fermées à clef.

    Bon, Edna avait planqué un peu mieux la valise. Et comme elle seule savait où, Marcel dut me gratifier de quelques billets. Puis il est parti. Puis il est revenu. Menotté encore une fois...
    Quant à sa mine d’or, lui seul y avait cru. Toutefois, je n’ai jamais su l’origine du contenu de la valise. Ça lui a tout de même permis de repartir du bon pied. Je crois me souvenir qu’à cette époque il a acheté un terrain du côté d’Iracoubo et s’est lancé dans l’élevage de chevaux avec plus ou moins de bonheur.

    À Fortaleza, ma femme m’a accompagné jusqu’à l’aéroport. J’ai pris le premier vol pour Belém. J’ai dû attendre pendant six heures la correspondance pour Macapá. J’ai téléphoné trois fois à ma fille, puis une fois à Philippe.
— C’est bien que tu viennes.
— Ben tu me l’as demandé... C’est toi qui as eu l’idée ?
— Oui et non, je ne sais plus, c’est en discutant avec Fabrice à Kourou. Il m’avait invité. Tu sais qu’il est marié et a deux jumeaux ?
Je ne savais pas. Philippe m’apprit aussi que Fabrice avait encore ses deux boîtes de nuit et sa librairie, mais il n’y a plus que cette dernière qu’il gère en direct.
— Et toi, qu’est-ce que tu deviens ? demandai-je à Philippe, qu’on appelait Fil dans le temps...
    Un temps devenu lointain.

    Philippe de Dion a toujours été très fier de son nom soi-disant à particule. Il affirmait haut et fort être un des héritiers de la famille Dedion-Bouton, les bagnoles. Tu parles, un descendant de Dedion-Bouton né à Saint-Denis de La Réunion ! En fait, Philippe Dedion est un gamin de la Creuse. Il a passé son enfance et son adolescence à se cailler les miches à une quinzaine de kilomètres de Guéret. Il en toujours voulu à Debré, le ministre à l’entonnoir sur la tête ! Il lui en voulait, non pas vraiment parce qu’il avait été arraché à son île et aux siens, non, mais plutôt à cause du froid qui l’obligeait à dormir avec un pyjama et des chaussettes. Pour le reste, Philippe s’en foutait un peu. La Creuse, la Réunion, la Région Parisienne... Ce n’est que bien plus tard, alors qu’il avait profité d’une aide de l’État repenti, qu’il était retourné à La Réunion comme instituteur de la République. Bon, ça n’a pas duré longtemps, car Philippe Dedion fut sans doute le seul enseignant à avoir fait sauter sa propre école ! Il avait voulu protester très officiellement contre la déportation des 1630...
    Quatre ans de prison aux Baumettes.
    À sa sortie, il a essayé de militer en Corse, aux côtés du FLNC. Ils l’ont lourdé. Puis il a voulu monter un mouvement indépendantiste breton. Les Bretons l’ont traité de sale bougnoule !
    Moi j’ai rencontré Philippe en Tunisie. Il ne militait plus du tout. Encore moins pour l’indépendance de quoi que ce soit. Non, il était guide touristique à Sfax et sur les îles Kerkennah. Des îles vraiment plates. On s’est bien entendu dès le départ, surtout à partir du moment où on a pillé une partie non négligeable de la cave de l’hôtel Cercina où j’avais élu domicile.
    Nous sommes rentrés en France ensemble, puis nous nous sommes perdus de vue pendant sept ou huit ans avant de nous retrouver au Brésil puis en Guyane. Il vit toujours à Cayenne où il a possédé un petit hôtel. Une sorte de pension de famille. Mais je crois qu’il l’a laissé à sa femme après le divorce.
    D’ailleurs c’était là, non loin de la grande caserne des pompiers que nous avions pris l’habitude de nous réunir Marcel, Fabrice, Philippe et moi.
Ça fait une paille !

    Quand je suis reparti de Belém à bord d’un ATR de la TAM pour traverser l’embouchure de l’Amazonie jusqu’à Macapá, j’ai failli renoncer. Faire demi-tour. Finalement, je suis allé voir deux ou trois potes au Bar du Pedro, au marché couvert. Le lendemain soir, j’ai pris l’autobus pour Oiapoque.
Je ne sais plus vraiment pourquoi j’avais eu envie de rebrousser chemin. Bon, le retour aux sources, la nostalgie, tout ça, ce n’est vraiment pas mon truc.

    Je suis arrivé un mardi matin à Oiapoque. Je suis allé directement chez Edna. Ce n’est plus la boîte d’antan. Simplement un vieux bar qu’Edna tient seule et qu’elle ferme à huit heures du soir.
— Maintenant, y a plus beaucoup de fric ici. Paraît que les Guyanais préfèrent claquer leurs euros à Paramaribo, m’a-t-elle expliqué, fataliste. D’un autre côté, depuis les descentes des Forces spéciales, on est bien plus tranquilles. Le dernier maire est en taule et celui qu’on a en ce moment il est bien gentil, mais un peu con et puis il est si timide que quand il cause en public on est tous pliés de rire ! Remarque, au moins y a un truc bien, il est tellement riche que nous voler comme les autres avant lui, lui coûterait de l’argent.
— Je vais voir Marcel, dis-je.
— Marcel ? Ah oui, il y a deux mois, Fabrice est passé. Il m’a dit que le Marcel était à l’hospice.
— Non, ce n’est pas un hospice. C’est plutôt un hôpital. Enfin quelque chose comme ça. Je t’en dirais plus quand je reviendrais.
Claque-lui la bise pour moi.
Sûr que ça lui fera plaisir.
    Elle m’a donné une chambre. Aucune n’était occupée, sauf la sienne. J’ai pris une douche et je suis allé faire un tour en ville. La cantine de Julia n’existe plus, Julia non plus d’ailleurs !
    Je suis allé manger une soupe grasse à l’entrée du marché couvert. Il y a toujours des changeurs, mais ils sont moins insistants qu’avant. Il y a aussi moins de piroguiers. Ils attendent l’ouverture du pont. Ils rigolent toujours autant entre eux. J’ai discuté avec quelques-uns d’entre eux. J’ai parlé avec Ligeiri qui s’occupe de mon courrier et de deux ou trois affaires gardées en Amapá. À la mairie, j’ai bu des coups avec Pimenta et Maïa. On a refait le monde. Enfin, plutôt le passé. À la police militaire, il n’y a plus d’anciens. Silvia m’a expliqué qu’il y avait eu une purge plus que profonde. Puis j’ai arpenté les rues. Des rues toujours aussi dégueulasses, ça, ça n’a pas changé ! De nombreux travaux d’aménagement comme la Place ou les rives du fleuve sont bloqués depuis des lustres. Les gens disent que le Gouverneur s’est foutu le pognon de Brasília dans la poche. Je veux bien le croire. J’en ai eu un aperçu avec cette piste entre Calçoene et Oiapoque. Toujours aussi merdique avec des ponts en bois de plus en plus dangereux.
Le lendemain, j’ai traversé le fleuve pour aller à Cayenne. À Saint-Georges, je me suis mis à la recherche d’un chauffeur. Je boycotte autant que faire ce peu les taxicos, des voleurs et des chauffards pour la plupart. Chez Modestine, j’ai cassé la croûte avec le gérant. À 9 heures, j’ai pris la route dans la cabine d’un camion de livraison. Le chauffeur s’appelait Francisco, un grand type balaise. Quand il m’a dit que j’avais bien connu son père, j’ai soudain pris un coup de vieux !
    À Cayenne, Francisco m’a déposé à la Bodéga (enfin ça s’appelle plus comme ça maintenant) où m’attendaient comme convenu Philippe et Fabrice.
Retrouvailles chaleureuses.
    On a picolé jusqu’à point d’heure. On est allé manger je ne sais plus où. Puis nous nous sommes sagement installés à l’Hôtel Central. Philippe avait été prudent et avait réservé des chambres.

    Et comme prévu, le lendemain, c’était un jeudi, nous sommes allés voir Marcel. En fin d’après-midi, parce que, voyez-vous, avec le temps il est de plus en plus difficile de partager une gueule de bois !
    On est arrivé sur le parking sur le coup des cinq heures. Philippe conduisait la bagnole de Fabrice. On est descendus tous les trois, un peu empruntés. J’ai été le premier à voir Marcel. C’était vraiment étrange. Il attendait en fumant une cigarette devant la grande porte d’entrée du bâtiment. On aurait dit qu’il savait que nous allions le voir.
— Quelqu’un l’a prévenu de notre visite ? j’ai demandé.
Non, ont répondu les autres en cœur.
— J’ai appelé le secrétariat, a précisé Fabrice, pour être sûr qu’il était toujours viv... Enfin, ici. Mais j’ai jamais dit qu’on venait, et encore moins quand et à quelle heure...

    Nous nous sommes approchés. Il nous observait. Je ne crois pas qu’il nous ait reconnus de suite.
Il s’est un peu remplumé, a dit Philippe.
On a approuvé. Car c’était vrai. Faut dire que quand Marcel a d’abord été hospitalisé aux urgences à Saint-Georges avant d’être transféré à Cayenne, il ne devait pas peser plus de 45 kg. Il ne pouvait plus marcher, il ne mangeait plus, il se pissait dessus et il insultait tout le monde sans savoir précisément à qui il s’adressait.
Un large sourire éclaira son visage émacié. Il avait une tête d’oiseau entouré d’une longue chevelure blanche. On lui a serré la pogne et il a prononcé nos prénoms, tout doucement.
— On est venu t’embarquer. T’es d’accord ? ai-je dit.
Il a éclaté d’un drôle de rire tout saccadé et puis il a mis sa main devant sa bouche.
Discret, les mecs. On bouffe à six heures ici !
Au même moment une plantureuse en blouse blanche est apparue derrière Marcel.
— Bonjour messieurs.
— Bonjour m’dam'...
Vous voulez l’enlever ? demanda-t-elle en fronçant des sourcils jaunes. Oui, car il y a des gens qui se teignent les sourcils !
— C’est que... tentai-je.
— Mais vous savez, personne ne payera le moindre centime.
— Pardon ?
La rançon ! Personne ne voudra payer pour lui et même pas nous ! hurla-t-elle en éclatant de rire.
— Ah ! Ah ! Oui, bien sûr, fis-je.
— Bon, vous nous le ramenez pour le dîner. Dix-huit heures tapantes. Et ne le saoulez pas !
— Bien m’dam', qu’on a répondu gentiment.
Et on a embarqué Marcel.
On est allé au Chinois le plus proche. Un petit magasin avec les traditionnels buveurs appuyés sur les murs de devant et du côté. Quand on est entrés tous les quatre, Marcel avait un visage d’enfant. Il rayonnait.
— Six mois les mecs, six bons mois que j’ai pas foutu les pieds dans ce genre d’endroit. Six mois ! J’aurais jamais cru ça possible, les mecs !
On s’est souri en se jetant des œillades en coin. Je me suis dit qu’on était en train de rajeunir. Et c’était peut-être vrai !
    Nous sommes ressortis chacun avec nos bières. Marcel y compris. On s’est installés avec les autres soiffards à l’ombre du mur sur le côté. Il y avait trois Jamaïcains qui fumaient des joints gros comme des troncs d’arbre. Quand ils nous ont entendus parler et rigoler, ils ont été de moins en moins méfiants et discrets.
— T’as pu suivre la Coupe du Monde Marcel ? a demandé Fabrice.
— Bien sûr, mec,y a la télé. Y en a même plusieurs. Mais ça m’a emmerdé.
— Ah ? Ben pourquoi ? a relancé Philippe.
— Parce que c’est comme ça !
Tu manges bien ? La bouffe est bonne ? ai-je repris.
— Un peu mon neveu. C’est bon et on peut se gaver de rab comme on veut. Sauf le vendredi, il a un drôle de goût leur poisson.
— Il est pas frais ?
— Je sais pas. Il sent le poisson !
— T’as des bouquins dans ta piaule ?
— Ouais, bien sûr. J’ai pas envie de finir illettré ! Bon, les mecs, j’ai droit à une autre mousse ?
Je suis retourné faire le plein. La fille m’a renvoyé mon sourire. Oui, on rajeunissait. Quand je suis revenu, Philippe et Fabrice se partageaient un pétard que leur avaient refilé les rastas. J’avais à peine distribué les canettes que Marcel nous tourna le dos pour aller vers la route. Je l’ai rattrapé de justesse avant qu’il ne traverse. Les bagnoles roulaient vite.
— Ben tu veux aller où, Marcel ? lui demandai-je en le ramenant par le bras.
De l’autre côté, répondit-il comme si c’était une évidence.
— De l’autre côté ? Pour quoi faire ?
— Pour vous regarder. Pour regarder mes amis qui sont venus me chercher. Un beau tableau, on le regarde d’un peu loin, non ? On se recule pour l’admirer.
Il était devenu poète notre vieux Marcel. Je me suis dit aussi qu’il croyait qu’on était venu le chercher définitivement. Pour le garder avec nous.
— Mais, tu sais, je dis pas qu’on va pas revenir. T’es plus tout seul. Mais on va pas te garder avec nous. Tu piges ?
— Je sais bien, soupira-t-il.
— OK. Edna te fait une bise, même deux. Je l’ai vue en venant.
— J’aimais bien Edna...
Ses yeux s’embuèrent.
Ensuite on a discuté avec les types qui n’arrêtaient plus de nous filer des joints. Le temps est passé. On a rebu, refumé, et...
— Merde, il est huit plombes passées ! s’est écrié Philippe.
On s’était même pas aperçu que la nuit était tombée.
— Je me disais aussi que j’avais faim, a dit Marcel. Et puis on va se faire engueuler.

    On a payé fissa les bières, remercié les trois rastas et démarré sur les chapeaux de roue. Sur le parking de l’EHPAD, Philippe s’est garé en catastrophe et Fabrice a littéralement expulsé Marcel de la voiture. La grosse n’était plus là. Par contre, il y avait un type, les bras croisés dans l’encadrement de la porte vitrée. Immédiatement, il s’est adressé à Marcel, d’une voix plutôt calme :
— Alors, c’était bien ?
— Super chouette, mec ! V’là mes potes.
— Je vois. J’ai deux nouvelles pour toi Marcel, une bonne et une mauvaise.
Je m’attendais au pire.
— Commence par la mauvaise, mec, a enchaîné Marcel.
— Le réfectoire est fermé. Y a plus rien à bouffer et la chef gueule contre toi.
— Ah ! Et la bonne ?
— T’aimes le cassoulet ?
Ouais, mec !
— Alors ce soir, pour toi c’est cassoulet. J’en ai une boîte dans mon casier.
— On boit quoi avec ?
— Bordeaux, naturellement ! répondit le gars en haussant les épaules. Allez, dis au revoir et amène-toi.

    Un peu plus tard, dans la voiture, Fabrice a constaté :
— Y a encore des gens bien sur Terre.
— Oui, a approuvé Philippe.
Sûr, ai-je ajouté.
    Et nous avons filé dans la nuit, avant de nous séparer en répétant moult fois qu’il fallait absolument remettre ça, tout en sachant que ce n’était pas vrai. Qu’on ne se révérait plus de si tôt. Au fond de nous, de nos cœurs cholestérolisés, nous trouvions finalement beaucoup plus confortables nos petites lâchetés. Celles consistant à remiser nos folies de jeunesse nulle part ailleurs que dans le passé. Parce qu’il devait en être ainsi à tout jamais.

    Le lendemain, j’ai expliqué à Edna que Marcel était entre de bonnes mains et que nous étions tous contents pour lui. Mais je lui ai dit que ce n’était peut-être pas bon de rajeunir. Ça peut même nous foutre le moral à zéro quand on y pense en voyant la réalité des choses.

    Deux jours plus tard, quand je suis arrivé à l’aéroport de Fortaleza, ma femme m’attendait.
— C’était bien ?
— Marcel est dans une sorte de foyer médicalisé pour les vieux. C’est un peu triste. Mais c'est ce qu'il lui faut, je crois.
— Il était content de vous voir ?
Oui... Si, bien sûr...
Elle a empoigné ma valise (c’est une femme de caractère) et elle a dit :
— Bon, maintenant, t’es redevenu adulte !




2014 - © Diogène d’Arc





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