Des Nouvelles du Brésil... Extraits

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            Ce qui suit, afin que vous sachiez tout de moi...

Il pleut. Ça tue un peu la chaleur. C’est agréable. La pluie et le vent lessivent la ville, la forêt, même le fleuve et les chats commencent à se pelotonner sur les coussins confectionnés par ma femme avec amour et désinvolture. Elle fait tout ainsi.
En bas, sous l’étroit balcon tropicalement fleuri, la rue est déserte et silencieuse, pourtant il est à peine 21 heures. Ici, jusque tard dans la nuit paroles, cris, musiques, plaintes et rumeurs flottent et s’élèvent dans l’air à la moiteur sucrée, au bord du Rio Tocantins. Nous sommes dans le sud du Maranhão. Au mois de mars, à la fin du mois de mars. Dans l’atelier où j’ai branché un appareil sophistiqué balançant des compositions musicales de Chaplin, les machines crépitent et sonnaillent.
Chacune veut une chemise, un chemisier de la meilleure confection et surtout des originaux, hors-série. Je veux parler des clientes dont le fait de se couvrir le cul de couleurs vives, tissus mâchurés ou textiles zéphirés, leur donne l’intelligence ballotte de celles s’identifiant aux actrices télévisées pour mieux cerner l’inutilité de leur condition. C’est, vous l’aurez compris, un modeste atelier de couture, de bas étage dirons-nous pour résumer. Elles (les couturières) sont mal payées, mais toujours souriantes, accortes, dessalées, simples, mêmes simples d’esprit avec des culottes mercerisées qu’il faut retirer avec des mains tremblantes, mais toujours révérencieuses. Le matin, elles boivent du mauvais café, le bon étant réservé à l’exportation ; le midi et le soir se nourrissant exclusivement de riz, de haricots, de biscuits et de Coca-Cola, elles s’obèsent de concert avec la mondialisation. Mais elles n’en savent rien de rien.
Et moi, seul dans mon bureau au tacet troublé par le bruissement fritureux des ventilateurs, je me répète indéfiniment le monde peuplé de complexités parfaitement simples. En outre, les ventilateurs me donnent des crampes dans le dos et me titillent le nerf d’Arnold. Donc, seul dans ce bureau, un petit cabinet de travail mal exposé les jours (nombreux) de pluie, j’attends que le téléphone me reliant au monde se manifeste, en chassant d’une main experte les quelques moustiques ayant échappé au souffle des installations rafraîchissantes. Me demandant si le fait d’écrire, ou plutôt de vouloir écrire, est la libre expression du besoin existentiel de se présumer vivant. Mettant ainsi noir sur blanc la mémoire de nos frustrations transfigurées, toutefois gratifiantes, sous peine d’insupporter notre condition au point de se révolter contre des injustices jamais empêchées. Car sans le mal, il n’y a pas de coupables, et sans coupables il n’y a plus de société, plus exactement de vie sociale. Mais laissons cela aux communistes-libéraux adeptes du consumérisme et de la croissance ; de l’énergie nucléaire et des cravates blanches.
Longtemps, j’ai attendu un appel de la jument grise ou de Julius en personne. Pourtant, je me sens sérieusement calme, serein, apaisé, benoît et même encore puis-je dire, légèrement léthéen.

Et donc Chico tenait le revolver encore fumant

La balle manqua toucher l’œil noir souligné d’un mascara bon marché de la jeune femme brune vêtue d’une petite robe perse et frôla la tête d’un petit garçon de huit ans, au short sauré et tongs verdâtres. On était sous le soleil de mai. Le gamin était le fils de la brunette. Elle avait dû subir une césarienne à sa naissance. Elle s’en souvenait : le toubib avait tourné de l’œil.
Et donc Chico tenait le revolver encore fumant.
Un vieux truc à moitié rouillé. Datant d’avant la dictature. D’avant 1964. De 1958 à 1964, l’arme avait appartenu à Eduardo Rino. Un petit truand des quartiers populaires d’une ville de l’Intérieur. Rino avait dérobé le flingue à un type de Rio, un certain Duarte ou Dartez… Finalement, dérobé n’est pas le terme exact.
Voilà comment tout ça s’était passé…

Le voyou s’était introduit chez le mec de Rio sur la base d’un renseignement erroné puisque Duarte ou Dartez n’était pas en voyage d’affaires, mais bien à son domicile où il venait de se mettre au pieu avec sa voisine quand Rino entra par effraction dans l’appartement du quatrième étage. Duarte ou Dartez était un peu énervé, le premier préservatif avait pété. Cela arrive souvent quand on tente la sodomie. C’est pour ça, paraît-il, que c’est interdit par l’Église, la sodomie. Il était trois heures de l’après-midi. À cette heure, le mari de la voisine rendait la justice au palais de justice. Rino fut salement surpris en se trouvant en présence du type en train de sauter l’épouse du juge. Et un peu gêné aussi. Duarte ou Dartez se retira prestement de la femme du magistrat, fit un bond de côté, roula sur la descente de lit et se redressa le revolver à la main. Rino ne comprit jamais comment le gars avait fait, en tout cas, même beaucoup plus tard, en y repensant, il ne pouvait s’empêcher de lui tirer son chapeau. À titre posthume.
Sur le coup, il fut drôlement stupéfié et tout de même soulagé quand, au lieu d’entendre pan ! il entendit seulement clic...
L’amant de l’épouse du juge, tout surpris, retourna le canon contre lui comme pour vérifier quelque chose et là, le coup partit. Il y eut naturellement du sang sur les murs, sur la descente de lit, sur le lit et sur la femme du juge. Avec des petits bouts de cervelle et même des dents. Elle hurla. Rino ramassa l’arme et s’enfuit, les cris stridents de la bourgeoise adultère le poursuivant jusque loin dans les rues de la ville. Tout comme cette image frappante : un œil de l’amant avait giclé et s’était quasiment logé dans le nombril de la femme qui n’avait en outre pas eu le temps de refermer ses jambes… Elle était plus ou moins rasée, bien sûr. Une fausse blonde quand même.
C’était donc en 1958. Rino n’eut pas l’occasion d’utiliser le revolver. Il le refourgua six ans plus tard à un horloger. Ce dernier s’empressa de le revendre à un collectionneur borgne. C’était la veille du putsch. Le collectionneur ne rentra jamais chez lui, car un gros camion Chevrolet transportant des montures de lunettes usagées l’écrasa à un carrefour. Comme tout le monde était très occupé avec le coup d’État on ne s’attarda pas trop sur la déconvenue du collectionneur. Il n’y eut même pas d’avis de décès dans le journal et personne ne sut exactement où on l’enterra, dans l’intimité, ou tout seul, ou avec beaucoup de monde… C’était triste, mais la majorité de ses voisins, de ses rares amis, de ses clients (il était aussi marchand d’yeux de verre) s’en foutaient éperdument. Sans parler de sa famille s’il en eut jamais une. C’est l’ordonnateur des pompes funèbres qui récupéra le revolver. Et le croque-mort était Chico.
En 1964, il avait vingt-deux ans.        
Quand il tira sur la jeune femme et son petit garçon de huit ans, il en avait plus de soixante-dix. Et il n’y voyait goutte. Elle était sa fille et il était son petit-fils. La tragédie fut évitée de justesse. La balle poursuivit sa course folle sans transpercer aucun corps, elle ricocha contre un mur et se ficha en plein cœur d’un cœur dessiné sur la loupe d’un tronc d’arbre, au bord du fleuve.
La jeune femme piqua une grosse colère. Il y avait de quoi, le vieux avait failli les dégommer elle et son fils, déjà qu’elle était en retard pour aller à son travail à l’hôpital où elle était infirmière diurne dans le service des bigleux. Et ce n’était pas une première ! Chico avait tiré à plusieurs reprises sur des gens, mais bon, encore jamais sur des membres de sa propre famille. Sauf sur sa belle-sœur et sa femme. Des vraies salopes !
— Cette fois tu dépasses les bornes, dit-elle assez calmement vu les circonstances. Et quand je pense que tu n’y vois rien, bordel de merde !
Et, avant de sortir, elle lui confisqua l’arme. Pour faire bonne mesure, le petit garçon de huit ans plongea son canif dans un pneu du fauteuil roulant du vieux Chico.
Le revolver avait été fabriqué en 1949 dans une usine de Chicago. Il était arrivé dans ce coin perdu du Brésil au fond de la poche d’un tueur à gages héméralope. 


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